2012/08/25

Le Jour où Mitterrand suspendit son abonnement au journal Le Monde

Mi-septembre 1994, François Mitterrand décide de réduire de 110 à 20 les abonnements au " Monde " de la présidence de la République. En cause : plusieurs articles consacrés à ses activités à Vichy, et aussi une enquête sur son cancer

Dans Le Monde, Raphaëlle Bacqué et Ariane Chemin nous relatent le jour où François Mitterrand suspendit son abonnement au quotidien de référence…
Le quotidien du soir n'a pas encore révélé que le cancer du chef de l'Etat a été détecté juste après sa première élection, fin 1981 : Franck Nouchi le fera dans les colonnes du journal au lendemain de la mort du président socialiste, le 8 janvier 1996, avant que le docteur Gubler ne confirme ce mensonge d'Etat. Qu'importe : pour François Mitterrand, "l'article de ces deux Diafoirus est insupportable" ! Ses fidèles collaborateurs sont tout aussi scandalisés. Le secrétaire général de l'Elysée, Hubert Védrine, dénonce des "hyènes à l'affût". Son adjointe, Anne Lauvergeon, sans doute la plus proche alors du président, se demande tout haut si on ne veut pas le pousser à la démission. En ces temps de cohabitation, bon nombre de socialistes croient voir dans cette "campagne" un coup de Matignon. "Chaque fois que le premier ministre me serre la main, j'ai l'impression qu'il me prend le pouls", soupire Mitterrand en évoquant Edouard Balladur, qui ne cache plus son ambition présidentielle.

"Je ne vois pas pourquoi nous continuons à lire ce torchon !", a cinglé le président devant Michel Charasse. "Supprimez-moi donc les abonnements à ce journal de collabos !" Collabos ? L'injure est choisie à dessein. Elle vise le passé du fondateur du Monde, Hubert Beuve-Méry – qui participa jusqu'en 1941 à l'école des cadres d'Uriage, créée par le régime de Vichy, avant de rejoindre la Résistance – et répond, outrancière, aux articles que le quotidien consacre depuis quelques jours au passé "vichyste" du chef de l'Etat. Les premières années de guerre du président, voilà en effet "le" sujet qui hante cette rentrée politique, depuis la publication chez Fayard de l'ouvrage-événement de Pierre Péan, Une jeunesse française.

Ce livre, c'est peu dire, pourtant, que le président l'a souhaité. "Ecrit avec son plein accord, il en attendait avec gourmandise les retombées dans la presse", se souvient Laure Adler, qui le côtoie alors à l'Elysée. "Ce sera bon pour moi", dit-il, et Péan le croit aussi. Curieusement, tous deux sous-estiment le choc que va causer le voile levé sur les dernières zones grises de son itinéraire. Mitterrand fut un "vichysso-résistant", autant dire un ennemi de l'Allemagne, croyant jusqu'en 1943 que Pétain jouait double jeu. Une subtilité qui échappe aux jeunes générations, bien plus manichéennes. Péan n'a pas vu l'impact désastreux de la photo choisie par Fayard pour la couverutre de son livre : le jeune Mitterrand serrant la main du maréchal Pétain.

Le 2 septembre, le nouveau rédacteur en chef du quotidien, Edwy Plenel, a salué en "une" la longue enquête menée par Pierre Péan. Mais en insistant sur "le tardif aveu public" d'un Mitterrand naguère "activement engagé, non pas à l'extrême droite, mais à droite de la droite, une droite nationaliste qu'incarna le pétainisme...", son article a donné le la à l'ensemble de la presse. Figures de la gauche, intellectuels, historiens, Le Monde ouvre grand ses colonnes. Le 14 septembre 1994, une spécialiste de l'Occupation, Claire Andrieu, se penche sur les écrits de François Mitterrand en 1942 et 1943. Verdict sans nuances : "Le futur président se situait parmi les pétainistes durs."

Ministre de l'information sous la IVe République, François Mitterrand s'est fait une règle de ne jamais attaquer la presse. C'est un homme de l'écrit, qui dévore les journaux un stylo à la main, en corrigeant parfois rageusement la copie.

… Avec Le Monde, les relations sont bien plus tumultueuses. "Le Monde suggère ceci ? Eh bien je vais faire le contraire, pour être sûr de ne pas me tromper !", lâche-t-il les jours d'agacement. Aux patrons successifs du quotidien du soir, il a donné des surnoms : "papatte de mouche" pour l'un, "voyou mondain" pour un plus ancien... L'ancien directeur du quotidien Jacques Fauvet a pourtant appelé sans ambages à voter pour le candidat de l'union de la gauche, en 1981. Et si le service économique du journal a condamné les nationalisations, la direction a accompagné les premiers pas du nouveau président d'un soutien presque sans faille... qui lui a valu de perdre de nombreux lecteurs et l'a obligé à un sérieux recentrage.

Mais l'arrivée à la tête du journal du tandem Colombani-Plenel, en mars 1994, au plus fort de la vague des "affaires", a consacré le divorce. "Colombani, c'est la rocardie !", croit depuis toujours Mitterrand. En 1979, lors du congrès de Metz que le jeune Jean-Marie Colombani couvrait pour Le Monde, le leader de la gauche l'avait pris à part pour contester ligne à ligne son papier. Depuis, l'un est devenu président, l'autre, le patron d'un influent contre-pouvoir.

Avec Edwy Plenel, c'est pire : il le déteste. "Vous êtes toujours amie avec le moustachu ?", demande-t-il, réprobateur, à Laure Adler. Dès 1985, les révélations de cet investigateur sur l'affaire du Rainbow-Warrior, bateau de Greenpeace coulé par la DGSE au prix de la mort d'un photographe, l'ont "révulsé". "C'est peut-être une vengeance d'ancien gauchiste...", glisse parfois le chef de l'Etat, mauvais joueur, dans une allusion au passé trotskiste de son ennemi. Ou, devant ses biographes : "Je ne lui ai jamais rien fait, pourtant ?" Sans évidemment préciser que le journaliste a été placé sur écoutes par la cellule antiterroriste de l'Elysée, entre 1983 et 1986.

"C'est le parti de la rue Falguière !", cingle Mitterrand. Ses collaborateurs sont plus remontés encore. "Nous avions le sentiment que le but de Plenel était d'abattre Mitterrand avant que son cancer ne l'ait emporté", reconnaît aujourd'hui Hubert Védrine. Chaque jour ou presque, le petit cercle s'entretient un peu plus dans sa paranoïa, enfermés qu'ils sont "dans un bunker ", selon l'un d'eux. L'idée d'un boycott du Monde chemine aussi parmi eux, à mots couverts. Oh ! Rien n'est dit officiellement. Mais en mai, un an après le suicide de Pierre Bérégovoy et ce fameux discours où il traitait les journalistes de "chiens", le chef de l'Etat s'était déjà interrogé devant son porte-parole, Jean Musitelli : "Mes collaborateurs parlent beaucoup trop à la presse, et notamment au Monde ! D'ailleurs, pourquoi gardons-nous une centaine d'abonnements à un journal qui me traîne dans la boue ?" Le 9 septembre, la colère présidentielle est trop vive, pour que, cette fois, on ne devance pas ces suggestions officieuses.

"Supprimons nos abonnements au kiosque du coin !", lance Michel Charasse. L'Elysée n'en conservera finalement que 20 sur 110. Seul le président, son cabinet, le service de presse et quelques conseillers triés sur le volet auront désormais droit à "leur" Monde.

2012/08/24

"A l'Est, les SS20 protègent les goulags ; A l'Ouest, les pacifistes protègent les SS20" : Quand Gorbatchev divisait "Le Monde"

Lorsque Mikhaïl Gorbatchev arrive au pouvoir en 1985, la rédaction du quotidien du soir est déjà traversée par des dissensions quant à l'attitude à adopter envers l'URSS. Les réformes que " Gorby " mène aggraveront ces clivages. Il y aura les " enthousiastes ", et les " sceptiques ". Et les meilleurs amis finiront par se déchirer

Raphaëlle Bacqué nous relate l'arrivée au pouvoir de Gorbatchev, à un moment où "l'intelligentsia française [y compris bon nombre de journalistes au Le Monde] veut bien dénoncer les excès du goulag, mais pas remettre en cause la logique intime du communisme."
"Les Russes s'enhardissaient bien plus qu'auparavant à parler aux Occidentaux, se souvient Sylvie Kauffmann, en poste à Moscou depuis 1986 pour l'Agence France-Presse, avant de rejoindre Le Monde, mais le KGB restait très actif et surveillait les journalistes étrangers. Pneus crevés, coupures intempestives de téléphone, contrôles policiers des Soviétiques qui osaient nous recevoir, l'appareil de sécurité freinait clairement la libéralisation."

Lorsque, un matin d'hiver 1986, le dissident Andreï Sakharov a pu, par la grâce gorbatchévienne, quitter son exil intérieur de Gorki pour arriver à la gare de Moscou, la journaliste a bien vu, guettant de loin le physicien père de la bombe atomique soviétique, ces agents tellement reconnaissables avec leurs vestes et leurs bonnets de laine brodés d'un "ski" écrit en cyrillique.

Elle a bien vu aussi la correspondante de l'agence britannique Reuters débarquer en retard et en fulminant : "bloody bastards !", après avoir retrouvé sa voiture cernée d'un mur de glace érigé dans la nuit, bien dans la manière du KGB, afin qu'elle rate l'événement. Si perestroïka il y a, elle déclenche manifestement une telle bataille, en haut lieu, que personne ne peut en prévoir l'issue.

A Paris, au siège du Monde, rue des Italiens, dans le 9e arrondissement de Paris, le scepticisme est tout autant de mise. Du moins au coeur de ce service Etranger, qui forme, au sein du quotidien, un Etat dans l'Etat. Sur la porte, un esprit facétieux a collé un petit écriteau "No sex, please, we are busy"... Lorsque, chaque jour, à midi, après le bouclage, on sort bouteilles de whisky et de vodka - la presse est encore un univers où l'on boit sec, à cette époque -, même la rédaction en chef n'a pas la hardiesse de s'inviter.

Il y a là, parmi des reporters et des spécialistes du monde entier, un petit groupe de journalistes de haut vol, russophones, russophiles, kremlinologues accomplis et foncièrement "antisov", comme on dit depuis les années 1970. En rentrant de Moscou, en 1977, Jacques Amalric a pris la direction de ce service et, reconnaît-il, en a "fait une enclave". Lui-même est une personnalité hors du commun.

Originaire du Sud - il a gardé une pointe d'accent de son Montauban natal -, roublard, brillant, bougon, charmeur, rude, sentimental et d'une absence totale de diplomatie, il affiche son anticommunisme dans un journal qui, à l'instar d'une partie de la gauche intellectuelle française, garde encore une révérence pour "le parti des fusillés".

Dans son bureau, à côté de l'immense planisphère accroché au mur et d'une bibliothèque dont la dernière étagère croule, comme une provocation, sous des rangées de bouteilles d'alcool vides, il a scotché une large banderole : "A l'Est, les SS20 protègent les goulags. A l'Ouest, les pacifistes protègent les SS20."

Ses quatre années passées à Moscou, dans l'immobilisme glacé de l'ère brejnévienne, l'ont suffisamment convaincu de la déliquescence du système. … Mais l'ironie qu'il rencontre à Paris l'exaspère : "A chaque fois que je rentrais, Jacques Fauvet [directeur du Monde de 1969 à 1981] m'accueillait en me demandant : "Alors, vous avez pris votre carte au RPR ?""

Depuis l'après-guerre, le communisme est un sujet d'ardente discussion au Monde. Une cause de conflits. De divisions profondes. "Hubert Beuve-Méry était un homme doté d'une culture de droite dirigeant une rédaction de gauche", note Laurent Greilsamer, ancien directeur adjoint du quotidien et biographe du fondateur du journal. Il s'était attaché à tenir à équidistance les Etats-Unis et l'URSS, inscrivant Le Monde dans un neutralisme au coeur de la guerre froide."

Ses successeurs à la tête du quotidien penchent en revanche plus franchement à gauche. Jacques Fauvet surtout. Ancien prisonnier de guerre, il n'a pas oublié la libération de son camp par l'Armée rouge et soutient franchement l'Union de la gauche, cette alliance du PS et du PC qui va porter Mitterrand au pouvoir. Le journal traîne encore aujourd'hui, comme un boulet honteux, la façon dont il a célébré l'arrivée des Khmers rouges, à Phnom Penh, en 1975.

Mais, comme dans toute une partie de l'intelligentsia française de l'époque, affirmer son ardeur anticommuniste, c'est être de droite.

On veut bien dénoncer les excès du goulag, mais pas remettre en cause la logique intime du communisme. Ce que Jean-François Revel, philosophe, écrivain et époux de Claude Sarraute, l'une des plumes les plus joyeuses du Monde de l'époque, résumera ainsi, dans L'Express, en 1974 : "La psychologie de guerre froide (...) comporte l'assimilation de toute description réaliste de l'URSS à l'antisoviétisme de principe ; puis de l'antisoviétisme à un anticommunisme de préjugé ; enfin, de l'anticommunisme à une hostilité de contagion visant toute la gauche. De la sorte, ou l'on accepte en bloc et en détail les exigences communistes, ou l'on est réactionnaire."

Quant aux nouveaux philosophes, ces intellectuels en rupture de ban avec le maoïsme, ils restent trop médiatiques, aux yeux du quotidien vespéral. "L'antiaméricanisme, le souvenir de la guerre, et la culture de gauche, ont besoin des communistes", a compris Amalric.

En 1980, dans une de ces élections internes aussi absconses que suicidaires, Le Monde s'est déchiré entre les partisans du chef du service Etranger et ceux de Claude Julien, patron du Monde diplomatique. Fin dialecticien, Julien est un catholique tiers-mondiste, plus antiaméricain que prosoviétique, mais opposé aux "droitiers" menés par Amalric. Ce dernier a perdu, mais Julien a dû démissionner au bout d'un an. Depuis, André Laurens puis André Fontaine ont mis fin à la complaisance envers l'URSS. Mais le royaume d'Amalric est resté intact.

… Le communisme est tombé à l'Est, mais la perestroïka n'a pas eu les effets escomptés en URSS, et Gorbatchev a fini par battre des records d'impopularité. "En fait, relève Daniel Vernet, ni les incrédules ni les enthousiastes n'ont eu raison, les réformes ne se sont pas passées ainsi." Ces hommes sont bien trop entiers, cependant, pour qu'un désaccord ne prenne pas la forme d'une rupture.

En 1990, Bernard Guetta, tout auréolé par son succès et sa reconnaissance médiatique, s'est mis en tête de se présenter à la direction du Monde, face à Jean-Marie Colombani et Daniel Vernet. C'en est trop pour Jacques Amalric qui soutient Vernet. "Tu es devenu fou !", cingle-t-il devant son ancien ami. Battu lors de l'élection interne par les "Vernetistes", comme on dit alors dans ce journal dont les courants n'ont rien à envier à ceux du Parti socialiste.

Guetta quitte Le Monde en 1990. Jacques Amalric, lassé des querelles internes, s'en va à son tour, en 1993, pour Libération. Vingt-deux ans ont passé. Guetta a toujours le sentiment d'avoir eu raison "contre le journal". "Eltsine est arrivé. Puis Poutine, un ancien du KGB", répond comme en écho Amalric. Le chaos et la dictature. Où est la démocratie ?" Chaque matin - on ne perd pas comme ça l'habitude de se lever aux aurores -, le second écoute le premier sur France Inter. Ils ne se sont jamais reparlé.

2012/08/23

Le Monde et la bataille de la pyramide

Lorsqu'en janvier 1984 est dévoilé le projet du Grand Louvre, André Fermigier, brillant et redouté chroniqueur artistique du " Monde ", engage la " bataille de la pyramide ". Il quitte le journal avant de la perdre et, au fond, d'en mourir.
Voilà le sous-titre du second article de Ariane Chemin sur les décisions controversées du journal Le Monde.
Ce 25 janvier [1984], à la conf de 8 heures, "Baby" annonce de sa voix chic et flûtée "un Fermigier" retentissant : "La maison des morts". L'architecte Ieoh Ming Pei "traite la cour du Louvre en annexe de Disneyland ou en résurgence du défunt Luna Park. (...) On accédera au Louvre par des trémies, autant dire par voie souterraine. C'est (...) une manière particulièrement heureuse de suggérer que le Louvre ne peut être que la maison des morts". La bataille de la pyramide est lancée.

Lorsqu'en septembre 1981 François Mitterrand avait affirmé vouloir faire du Louvre le plus grand musée du monde, en lui offrant toutes les ailes du palais, nul ne s'était indigné. Alors que le Centre Pompidou reçoit huit millions de visiteurs chaque année, moins de trois millions seulement visitent ce labyrinthe de 1 700 mètres de long auquel il manque tout - notamment un hall d'accueil. La porte Denon ne suffit plus, perdue entre trois pauvres marronniers et un vilain parking, que l'on aperçoit sur la pellicule de Raymond Depardon, dans Une partie de campagne, lorsque Valéry Giscard d'Estaing attend, en 1974, les résultats de la présidentielle sur le balcon de l'aile Richelieu.

C'est là, à l'époque, que siégeait en effet le ministère des finances. Autant de salles qui pourraient accueillir des Poussin et autres Bourdon méconnus, des réserves et des ateliers de restauration, s'indigne François Mitterrand. Pensez, 790 sculptures restent enfouies dans les caves, insiste le président socialiste. Ses interlocuteurs, fascinés par sa connaissance du dossier, ignorent qu'il vit depuis de longues années avec une spécialiste de la sculpture de la seconde moitié du XIXe siècle, Anne Pingeot. Du Louvre, où elle travaille depuis 1972, la conservatrice connaît chaque cimaise, chaque stuc, chaque bronze. Qui sait, sinon eux, que François Mitterrand a choisi ce 25 janvier où les Français découvrent le secret de la pyramide pour reconnaître secrètement par acte notarié sa fille de 9 ans, Mazarine, Marie, chez ses amis Badinter. Ce nouveau Louvre que François Mitterrand veut laisser à l'Histoire, c'est aussi son cadeau à la femme qu'il aime.

Quoique lui aussi fervent dix-neuviémiste, Fermigier ignore ce détail si romantique. Il se fait l'écho de bien d'autres griefs. Les architectes français ont d'abord peu apprécié le choix du sino-américain Ieoh Ming Pei, qui a pourtant construit l'aile moderne de la National Gallery, au centre de Washington. Ils ont peu aimé que ce Pei devienne le seul architecte des grands projets mitterrandiens choisi sans concours. "Coup de force", s'indigne André Fermigier. L'affaire prend un tour politique. Acquis au pouvoir socialiste, Le Matin de Paris regrette que l'affaire mobilise "les plumes les plus réactionnaires et leur arsenal de perfidie, de mensonge et d'à-peu-près". Et si le maire de Paris, Jacques Chirac, malin, finit par donner son accord, c'est aussi parce que toute une mouvance gaullo-giscardienne s'engage "pour la défense du Grand Louvre" autour de l'ancien ministre de la culture Michel Guy, chef de file des opposants.

Le chroniqueur du Monde y compte beaucoup d'amis. Mais sa colère dépasse calculs politiques et chamailleries partisanes. "Ses emportements étaient la face sombre de ses enthousiasmes", rappelle Yvonne Baby. Il avait adoré "la franchise" et "la brutalité" du Centre Pompidou - "un chef-d'oeuvre". Mais ce tétraèdre, dans la perspective de l'Arc de triomphe et du Carrousel, impossible ! "Il faisait tourner le destin de la France autour d'elle", se souvient son complice Pierre Nora. Au Monde, la croisade menée par Fermigier commence à inquiéter. N'est-il pas temps de faire entendre d'autres voix ?

… Le 4 mars 1988, la pyramide est inaugurée par François Mitterrand. Ce soir-là, entre chien et loup, Yvonne Baby était venue se promener sur l'esplanade. Son fils tournait à vélo autour de cette pyramide couleur d'eau et de temps, "une pyramide d'humeur changeante, l'humeur de Paris", disait Pei joliment. Comme plus tard les Français et les touristes du monde entier, la journaliste trouve le spectacle magnifique. "Je me souviens que je n'avais pas osé le dire à André", murmure-t-elle, André que le journal "enterre" dans ses pages nécrologiques quelques semaines après cette cérémonie, juste après la réélection de François Mitterrand.

2012/08/22

Publier un négationniste des chambres à gaz dans Le Monde ? "Dans l'après-Mai 68, l'ouverture d'esprit et l'humanisme étaient nos guides"

"En quatre ans, il a écrit 29 fois au Monde au sujet des chambres à gaz", recensera en 1980 l'historienne Nadine Fresco dans un article fondateur des Temps modernes, "Les redresseurs de morts".
Dans Le Monde, Ariane Chemin nous relate la décision du quotidien de référence, en 1978, de publier un papier du négationniste Robert Faurisson (à l'époque inconnu) sur la supposée non-existence des chambres à gaz nazis pendant la Seconde Guerre Mondiale. La décision était due à… "l'humanisme" ambiant. Ah, l'humanisme, toujours lui, toujours l'ouverture d'esprit, toujours la tolérance, toujours ces "bons vieux amis"…
"Au journal, le grand débat, c'était la liberté d'expression, se souvient aujourd'hui Bruno Frappat. Dans l'après-Mai 68, l'ouverture d'esprit et l'humanisme étaient nos guides." Et notamment, à la rédaction en chef, celui de Jean Planchais. L'homme au noeud papillon est un catholique de gauche, vibrionnant et cultivé, entré au Monde juste après la guerre, quand les titres de Résistance - il était sergent-chef et FFI (Forces françaises de l'intérieur) - valaient tous les diplômes de journalisme. Alors que le vent libertaire de Mai 68 souffle encore, gonflant les ventes jusqu'à 800 000 exemplaires, Planchais veille sur la liberté d'expression de profs d'université débarrassés de la chape de plomb gaulliste.
… Et c'est ainsi que, de guerre lasse, le 29 décembre 1978, Jean Planchais fait publier dans Le Monde, rubrique Société, la fameuse tribune de Faurisson : "Le problème des chambres à gaz ou la rumeur d'Auschwitz". C'est la version améliorée, si l'on peut dire, de la lettre jaunie envoyée en vain, un an plus tôt, rue des Italiens et à d'autres titres parisiens : "Il m'arrive de rédiger 30 à 40 moutures du même article", précise le graphomane. On y retrouve la même phrase, ou presque : l'"inexistence" des chambres à gaz est une "bonne nouvelle pour la pauvre humanité".

Son fatras pseudo-scientifique est coiffé de quelques lignes de la rédaction, aussi résignées que maladroites : "M. Robert Faurisson a, dans une certaine mesure, réussi. Nul n'ignore plus, à l'en croire, qu'il n'y a jamais eu de chambres à gaz dans les camps de concentration. (...) Aussi aberrante que puisse paraître [cette] thèse, elle a jeté quelque trouble, dans les jeunes générations notamment, peu disposées à accepter sans inventaire les idées acquises. Pour plusieurs de nos lecteurs, il était indispensable de juger sur pièces."

Etrange prophétie auto-réalisatrice. Drôle de justification d'un journal qui semble déplorer le surgissement médiatique d'un homme qu'il met lui-même, ce jour-là, sous les feux de la rampe. Publié presque par effraction, entre Noël et le Nouvel An, le jour où la mort du président algérien Boumediène occupe l'actualité, le texte ne provoque pas de polémique immédiate ni de scandale apparent.

Pour démonter les thèses du falsificateur, Le Monde ouvre ses colonnes à deux des rares spécialistes de la Shoah en France : Olga Wormser-Migot et Georges Wellers, aujourd'hui décédés. Hélas ! Face aux sophismes d'un dialecticien retors, le texte de la première semble bien dense, et la démonstration du second un peu hâtive. Et que penser de cette manière de donner la parole, le même jour et dans la même page, à l'un et aux autres ?

On peut comprendre qu'ouvrant leur journal, en cet hiver 1978, plusieurs lecteurs s'étranglent. Et notamment quelques grandes consciences, comme Pierre Vidal-Naquet. Si l'impact immédiat du texte publié est faible, l'historien devine que sa portée symbolique sera considérable. "Imagine-t-on un astrophysicien qui dialoguerait avec un "chercheur" qui affirmerait que La lune est faite de fromage de Roquefort ? ", écrira-t-il en 1987 dans Les Assassins de la mémoire (La Découverte). " Du jour où Robert Faurisson (...) a pu s'exprimer dans Le Monde, quitte à s'y voir immédiatement réfuté, la question cessait d'être marginale pour devenir centrale ", ajoutera-t-il.

Le négationnisme entre dans un nouvel âge. Comble de maladresse, le surtitre donné par le journal à cet étrange feuilleton : "Le débat sur les "chambres à gaz"". Même les guillemets semblent empruntés à la phraséologie révisionniste et ne sont pas à la bonne place.

… Dans les nombreux livres consacrés au Monde, cette bourde monumentale n'a pas laissé de traces : enfouie, refoulée. Comme si ces résistants valeureux, ces hommes de la gauche chrétienne, trop honnêtes et parfois maladroits, ne s'en remettaient pas de s'être fait piéger par ce lecteur monomaniaque.

On notera par ailleurs une coquille de date :
A Vichy, en ce mois d'août 2012, il prévient qu'il n'hésitera pas à user du droit de réponse. Le 16 décembre 1978, dans un de ses courriers publié par le quotidien, le professeur demande une nouvelle fois

Résolument opposés — par Xavier Gorce



2012/08/21

Dans le monde de la gauche, les gauchistes sont de fait des "centristes"

Rendue à une majorité de cinq contre quatre — sur neuf membres —, sa décision [celle de la Cour suprême] de jeudi [28 juin] va peser lourd sur l'élection du mardi 6 novembre. Elle renforce les chances de réélection de Barack Obama face à son adversaire républicain, Mitt Romney. Le vote décisif a été celui du président de la Cour, le juge John Roberts, un ultraconservateur qui a, cette fois, joint sa voix aux quatre centristes de l'institution.
Ce n'est que dans un éditorial du Monde qu'on aurait pu voir les quatre juges gauchistes de la Cour Suprême des États-Unis ("Steve Breyer, Ruth Ginsburg et les deux plus récentes arrivées, nommées par Obama, Elena Kagan et Sonia Sotomayor") taxés de "centristes". Tandis que tout juge dit de droite devient, bien évidemment, un "ultra" conservateur… Quant au candidat du parti républicain, n'en parlons pas, il s'agit évidemment de "l'ancien centriste Mitt Romney [qui] a renié toutes ses convictions" dans un "abîme de cynisme" pour "gagner la fraction la plus ultra de son parti".

2012/08/20

Lecteur caricaturant les USA en évoquant "les Etats-Uniens" publié 2 fois dans Le Monde en l'espace de 3 jours

Non seulement André Fromon utilise le mot étasunien (ou l'un de ses dérivés), mais il fait une caricature grotesque tant de la société que de l'histoire américaines — tout en citant des VIPs français (Montesquieu un jour et Beaumarchais le suivant). Du coup, pas de surprises ; André Fromon est recompensé par un courrier publié dans Le Monde. Mais ce n'est pas tout : seulement deux jours (!!!) plus tard, le quotidien fait paraître un autre de ses courriers !

Mise à jour: deux semaines plus tard, Le Monde publie un troisième courrier d'André Fromon!

Article paru dans l'édition du 17.08.12 :

Les méchants requins et les alpinistes...

Les surfeurs australiens ne sont pas contents qu'un des leurs soit victime d'un requin par an depuis 1791 (Le Monde du 1er août). Les Etats-Uniens communient lors du massacre annuel d'un fou de la gâchette. Les premiers veulent qu'on tire sur les squales, qui s'obstinent à gâcher leur volonté d'aller surfer aux mêmes endroits qu'eux. Les seconds ne veulent pas entendre parler d'une modification du 2e amendement (1791 aussi, décidément) sacro-saint de leur Constitution. Des alpinistes, alignés comme des chenilles processionnaires, par dizaines, voire par centaines, gravissent l'Everest. Cela génère des morts (sans parler de la poubelle qu'est devenu le Toit du monde). D'autres s'offusquent qu'on leur reproche de payer les hélicoptères et ignorent qu'ils mettent en péril des sauveteurs. Il n'est pas interdit de faire attention où on va et à ce qu'on fait ; se protéger des tireurs états-uniens nécessiterait loi et courage politique... suicidaire. Etranges humains aux moeurs extravagantes et aux désirs insensés qu'un Montesquieu contemporain pourrait décrire derechef.

André Fromon,
Strasbourg

Article paru dans l'édition du 15.08.12 :

Position paradoxale





ertains Etats des Etats-Unis bannissent le foie gras français, fruit de souffrance d'animaux. Why not ? Depuis 1791 (2e amendement de la Constitution), ils tolèrent que des fous commettent des massacres à cause des 300 millions d'armes à feu en circulation dans ce pays. Tous les pays connaissent de tels paradoxes. Il est étrange qu'on se scandalise de telles pratiques alors que : le sport de haut niveau se fournit dans la dope de plus en plus sophistiquée ; on trie minutieusement ses ordures dans quelques pays pendant que les plus gros pollueurs trichent sur le « marché carbone » et nous mènent à la catastrophe annoncée en 1972 par le Club de Rome ; certains ont regardé le Tour de France et les JO sponsorisés par les laboratoires pharmaceutiques, etc. Comme chez Beaumarchais, il faut rire de tout ça, de peur d'avoir à en pleurer. Plus sérieusement, bannissons les produits made in USA qui détruisent la santé : seaux de pop-corn, outres de Coca-Cola et hamburgers.

André Fromon,
Strasbourg

2012/08/19

Le combat d'un Québécois pendant la Seconde Guerre Mondiale oublié par la France

Pendant près de deux ans, Jean-Charles Harvey et son équipe [d'un hebdomadaire antifasciste à Montréal] bataillent contre le régime de Vichy et l'élite pétainiste du Québec
écrit Yves Lavertu dans son article, L'histoire de la Résistance est aussi québécoise (Le combat de Jean-Charles Harvey oublié par la France). Yves Lavertu est auteur de la biographie de ce Canadien français, Combattant.
Au cours de la guerre, nombre de gaullistes sont donc à tu et à toi avec Jean-Charles Harvey.

… Mais Jean-Charles Harvey va connaître un destin tragique. Au sortir de la seconde guerre mondiale, cet intellectuel est abandonné par la France. Personne ne reconnaît son combat exceptionnel. L'homme est profondément indigné et regrette de faire l'objet d'une telle ingratitude.

Cet oubli est révélateur, car la France cultive encore d'importants problèmes de mémoire.

… L'oubli français à propos de ce mal-aimé de la Résistance qu'est Jean-Charles Harvey a procédé de contingences politiques. Dans les années d'après-guerre, le nationalisme gaullien s'est mis en place. Ainsi, à la Libération, on a bien voulu partager la victoire militaire avec les Alliés, mais, à quelques exceptions près, la reconnaissance pour fait de résistance intellectuelle est demeurée hexagonale.

Pourtant, le phénomène Vichy ne peut être entièrement saisi et compris que par un décloisonnement des frontières, géographiques et mentales, et par une lecture mondiale de cette réalité. Il faut savoir par exemple que, à la Libération, l'âme résiduelle de ce régime s'est en bonne partie transportée outre-Atlantique pour s'incruster là où elle avait déjà de fortes assises, c'est-à-dire au Québec, un territoire qui est devenu pour les années à venir le havre du vichysme sur la planète.

… C'est du reste sur ce genre de pages d'histoire commune que ne se rencontrent toujours pas deux mémoires torturées, l'une française et l'autre québécoise. Toutes deux, à des degrés divers, entretiennent une vision nationaliste de l'histoire.