2011/05/22

Finkielkraut : J'ai essayé d'explorer ce concept de "modération" auquel la politique nous avait habitués à donner une définition très pauvre

"L'esprit du roman, c'est la sagesse de l'incertitude" : voilà le titre de l'entretien de Jean Birnbaum avec Alain Finkielkraut dans Le Monde.

Pour penser les désastres du XXe siècle, vous mobilisez à part égale des philosophes (Hannah Arendt ou Jan Patocka) et des écrivains (Thomas Mann ou Vassili Grossman). Quelle aura été la leçon spécifique de la littérature pour ceux qui tentent de penser le phénomène totalitaire ?

Pour moi, ce n'est pas Soljenitsyne qui a joué un rôle fondamental. Le prophète qu'il était devenu m'a longtemps dissimulé le romancier, et je n'ai découvert ce dernier que tout récemment, quand j'étais malade, en lisant Le Pavillon des cancéreux puis Le Premier Cercle, deux livres prodigieux. Mais dans les années 1960/70, l'écrivain majeur, ce fut Kundera. D'abord avec La Plaisanterie que j'ai lu en 1968, sans pouvoir à l'époque me dégager du gauchisme, mais prenant acte de la réalité communiste. Et puis je me souviens de cette préface à Miracle en Bohème, de Josef Skvorecky, où Kundera faisait une comparaison entre Mai 68 et le Printemps de Prague, entre l'explosion de lyrisme révolutionnaire, dans un cas, et la "révolte populaire des modérés", dans l'autre. Depuis lors, j'ai essayé d'explorer ce concept de "modération" auquel la politique nous avait habitués à donner une définition très pauvre : la modération, c'est le centrisme, le centrisme ce sont les compromis, voire les compromissions. Or la modération nous renvoie à tout autre chose, et là on retrouve la littérature, l'esprit du roman, c'est-à-dire la sagesse de l'incertitude, la distance à soi, l'ironie comme auto-ironie. Après Kundera, sur ce terrain-là, j'ai relu Camus. Le démocrate est modeste, il sait qu'il ne sait pas tout et qu'il a besoin des autres pour enrichir sa pensée, fût-ce en la réfutant. Tout d'un coup s'impose cette notion de modestie, de finitude, qui est essentielle parce que, dans la tentation totalitaire, il y a l'idée non seulement d'un savoir absolu, mais aussi d'une identification avec le Bien. Ici, un autre nom me vient pour compléter cette pléiade : Paul-Louis Landsberg. En 1937, ce philosophe aujourd'hui oublié définissait l'engagement comme la décision pour une cause imparfaite. Voilà : ne pas tirer prétexte de l'incertitude pour se désengager mais en même temps préserver, par la conscience de l'imperfection, la fidélité à la cause que l'on défend de tout fanatisme.

Vous avez beau affirmer que la littérature est gardienne de la nuance, quand vous intervenez dans le débat public, vous ne faites pas toujours dans la nuance... Comment expliquez-vous vos propres outrances, vos infidélités à l'égard de la littérature ?

L'indignation est une muse dangereuse, elle peut dicter des phrases simplistes et violentes. Je ne suis certes pas immunisé contre cette tentation. Voilà pourquoi je ne fais aucune confiance à ma spontanéité : je prépare chaque intervention radiophonique ou télévisée comme un grand oral et je demande à relire tous mes entretiens dans les journaux. C'est pour une interview non relue que j'ai été l'objet, en novembre 2005, d'un lynchage médiatique dont les effets se feront sentir longtemps encore. Mes idées ne me viennent pas immédiatement à l'idée : il me faut du temps, des tâtonnements et des ratures. Mais la nuance ne doit pas non plus devenir un slogan. Il peut arriver que la situation historique soit manichéenne. Il y a aussi des scandales. On ne peut pas vivre toujours sur le modèle du scandale et de l'affaire Dreyfus, mais enfin, l'affaire Dreyfus a existé !

"En France, depuis Villon, le salut pour les vauriens c'est la littérature, et une grande oeuvre rachète tous les crimes", écriviez-vous en 1980 dans Le Juif imaginaire (Seuil). Ces lignes permettent-elles d'éclairer ce qui demeure un mystère pour beaucoup de vos lecteurs, à savoir votre fidélité envers l'écrivain Renaud Camus ?

Je ne pense pas que l'ignominie puisse être rachetée par un beau style. Je n'ai aucune fidélité à l'égard de quelqu'un comme Brasillach. Pour moi, la littérature ce n'est pas le style, ou du moins le style importe-t-il d'abord comme dévoilement du monde. Renaud Camus n'a commis aucun crime et dans Du sens (POL, 2002), il a fait minutieusement justice des accusations proférées contre lui. Mais ses ennemis n'ont pas désarmé. Ils ne se sont pas même donné la peine de lire ce livre. Peu leur importe la vérité. Peu leur importe les oeuvres. Ce qu'ils veulent, c'est pouvoir se mobiliser encore et toujours contre la "Bête immonde". Je suis redevable, en autres choses, à Renaud Camus, de cette magnifique définition : "La littérature, c'est le reste des opérations comptables du réel." J'aimerais que ceux qui sont idéologiquement hostiles à Renaud Camus reconnaissent au moins sa valeur d'écrivain. Je vous le dis, si cela ne se fait pas, c'est parce qu'en France l'amour de la littérature s'est perdu.

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