2004/10/23

Weinstein : Je n'ai jamais eu le sentiment qu'il existait une «fracture transatlantique»

Le vice-président et directeur général du Hudson Institute, l'un des principaux «think tanks» de la côte Est, analyse la posture stratégique néoconservatrice dans Le Figaro et fait le point sur le déplacement des lignes idéologiques aux Etats-Unis. Explications.

Alexis Lacroix : Un an et demi après la guerre d'Irak, la fracture transatlantique a-t-elle commencé à se résorber ?

Ken Weinstein : Je n'ai jamais eu, pour ma part, le sentiment qu'il existait une «fracture transatlantique». Les Etats-Unis, tout au long de la crise irakienne, ont continué à entretenir d'excellentes relations avec beaucoup de pays européens, notamment la Grande-Bretagne, l'Italie ou la Pologne. En fait, les Etats-Unis ont emmené avec eux la majorité des nations européennes et des membres de l'Otan. Il existe en revanche des différences très marquées avec la France et l'Allemagne : à l'égard de l'Irak, tout d'abord, et du comportement français vis-à-vis les organisations internationales.
Que voulez-vous dire ?
Que, sur la toile de fond de la crise irakienne, la France a pu chercher à utiliser les organisations internationales pour constituer un front du refus face aux positions et aux analyses des Etats-Unis. Mais une telle attitude était, en fait, contre-productive pour Paris …
Concernant l'Iran, comment analysez-vous la position des Etats-Unis, par contraste avec celle de la France ?
La situation iranienne devient de plus en plus inquiétante. A plusieurs reprises, le régime intégriste a bien montré son vrai visage en niant l'existence de son programme d'enrichissement de l'uranium aux inspecteurs de l'Agence internationale pour l'énergie atomique. J'ai du mal à croire que la tentative européenne de créer des mesures incitatives pour convaincre Téhéran d'abandonner son projet va aboutir. Cela dit, une option militaire de la part des Etats-unis me semble peu probable étant donné que les installations nucléaires en Iran se trouvent sur des sites très dispersés. Pour détourner Téhéran de son programme nucléaire, il faut une menace forte de sanctions. On doit absolument éviter que le programme de désarmement de l'Iran subisse le même sort que le programme «Pétrole contre nourriture» en Irak, déjoué au bout du compte.

Plus de soixante pour cent de la population iranienne a moins de 25 ans. Cette jeunesse moderne, qui utilise Internet et tous les autres moyens de communication contemporains, aspire à la liberté. Elle est fatiguée de l'emprise des mollahs. On ne pourra lui apporter un changement de régime sans un profond bouleversement économique. Ce double changement, difficile certainement, promet quand même d'être plus facile à conduire en Iran qu'en Corée du Nord !

En cas de réélection de George W. Bush, l'administration américaine poursuivra-t-elle le programme néoconservateur ? Sa tentation ne sera-t-elle pas davantage de revenir à un conservatisme plus classique ?
Le président Bush a déjà choisi entre ces deux options diplomatiques. En fait, il a rejeté le statu quo et la ligne de stabilité avant tout en invoquant la nécessité de changer à long terme la culture politique au Moyen-Orient, de pousser la libéralisation des régimes en place et d'y installer des gouvernements plus respectueux des droits de l'homme. Bush ne fera pas demi-tour ; il sait que ce projet prendra des décennies, pas des mois ou des années. Je suis convaincu qu'il n'abandonnera pas l'«agenda» néoconservateur. …

2004/10/22

Cette conception de la démocratie qui veut que «celui qui ne dit pas ce que dit la majorité doit partir»

Lire le bloc-note d'Ivan Rioufol, dans lequel le chroniqueur du Figaro évoque
les contestations artificiellement gonflées par les médias et étourdiment applaudies par les politiques, fascinés par ce qui se réclame de la nouveauté et de la transgression.
Il parle aussi de la phrase célébre de Voltaire («Je ne suis pas d'accord avec ce que vous dites, mais je me battrai pour que vous puissiez le dire librement») qui est cité à tout bout de champ. Force est de reconnaître, cependant, que passé les grandes et belles déclarations, la réalité est que nous nous trouvons dans une
conception de la démocratie qui veut que «celui qui ne dit pas ce que dit la majorité doit partir».

2004/10/21

"La Citation"

The print edition of Le Monde has started a habit on its American election pages of writing sound bites in huge letters (as large as some headlines) belonging to people involved, closely or less closely, in the campaign.

Unless I missed any, the one-liners so far belong to: John Kerry; Jimmy Carter; Hans Blix; and Ralph Nader.

Huh? No, of course, the independent newspaper's coverage is objective. Why do you ask?…

(A daily American voter's box by Patrick Artinian seems to have been started in the past couple of days, each including a quote from one individual voter next to his or her photo; the first is from a Ralph Nader supporter in San Antonio; needless to say, the second choice of Jesus Sifuentes, he says, is John Kerry. The second and third filler-type articles are also from Texas (maybe the new column is supposed to concern only voters from Dubya's home state); "I would never have imagined that [our former governor] would have become such a bad president", quips Beverly Spicer of Austin, who, needless to say, adds that "of course", she will vote for Kerry. Also hailing from Austin is Southside Tattoo owner Bart Willis who is voting for — guess who — a fellow by the name of John Forbes Kerry.)

2004/10/20

André Glucksmann et la banalité de la haine

Près de quarante ans après «le Discours de la guerre», qui le révéla au grand public, André Glucksmann, inlassable philosophe, publie le Discours de la haine. Le Figaro Magazine vous en présente quelques extraits en exclusivité.

Patrice de Méritens : Dans le collimateur des terroristes : l'Amérique. Glucksmann analyse le phénomène («du délice d'égorger doucement son otage»), puis aborde l'antiaméricanisme européen. Thème cher à son coeur : le spectre de l'hyperpuissant.

Pourquoi tant de haine ? s'interrogent les Américains. D'où vient l'aversion universelle qui nous entoure ? Faut-il incriminer des maladresses en matière de communication ? Sommes-nous trop durs ? Trop interventionnistes ? Trop mous ? Trop isolationnistes ? Trop occupés à fuir ou trop prompts à revendiquer des responsabilités mondiales qui bon gré mal gré nous incombent ? Quand et comment avons-nous failli ?

Le débat déchire les Etats-Unis et pas seulement en période électorale. Il tourne en rond. Il est biaisé, il repose sur une erreur. En s'interrogeant «Où est ma faute ?», l'Américain suppose que l'objet haï est la cause de la haine alors qu'ici encore la haine précède et prédétermine l'objet qu'elle se fabrique, le sale Juif, la femme impure ou fatale.

Il va de soi que ni les Juifs ni les femmes ni les Américains ne sont des êtres parfaits. Pas plus le reste des humains. Les uns et les autres méritent maintes critiques dont il n'y a pas lieu de s'offusquer. Les uns comme les autres sont faillibles et divers. Mais la haine se laisse repérer en majesté dès qu'elle transcende l'espace des échanges critiques. Elle sait par avance ce qu'il en est. Elle pontifie. Elle juge en toute partialité que la femme, le Juif ou l'Amérique sont intrinsèquement pervers. Ils n'ont pas droit à la parole. En tentant de se justifier, ils ne font que manifester un surcroît d'hypocrisie et de mauvaise foi. Bush est un «menteur». Son «caniche» Blair également. La seule convocation de commissions d'enquête, où leurs faits et gestes sont passés au crible, est reçue par avance comme la preuve d'une culpabilité et non comme un effort de transparence.

Peu importe que les jurys, fifty-fifty opposition démocrate, majorité républicaine, concluent à l'erreur et au dysfonctionnement et qu'ils lavent les deux leaders du soupçon de mensonge organisé. Peu importe sous nos cieux moins enclins à la recherche de la vérité : ils ont été soupçonnés, ils restent coupables, nos tabloïds ou faiseurs d'opinion persistent et titrent «Tricheurs», «Manipulateurs», «Incendiaires» sans points d'interrogation. Toutes les enquêtes du monde n'y changeront rien. Toutes les explications, tous les démentis, toutes les mises au point tombent à l'eau. Non ! Ils n'ont pas menti, non ! On leur a menti, non ! Il ne faut pas confondre erreur d'estimation et mensonge délibéré, autant de nuances qui valent pour alibis et comptent pour du beurre. La vérité est nulle et non avenue. La haine chevauche ses préjugés sans se laisser désarçonner, quand elle accuse, elle n'autorise aucune excuse. Américains, si vous tenez à explorer les gouffres d'où monte cette radicale aversion, cessez un court moment de contempler votre nombril, prenez quelque distance et tournez votre regard sur des anti-Américains blindés de certitudes. Le secret de la haine, il faut le rechercher chez ceux qu'elle anime et enflamme.

Pour l'anti-Américain, l'Américain est mesure de toutes choses. Hors lui rien ne pèse. Ni les crimes de Saddam Hussein. Ni les massacres de l'armée russe en Tchétchénie. Les Américains renvoient à l'angélique Européen, qui les diabolise, une image inversée de lui-même. Ils sont ce qu'il était naguère. Ils croient aux rapports de force, il a passé ce cap. Ils parlent du «mal» avec une incroyable naïveté, alors que lui, Européen, vit par-delà ; un tel fétiche aussi rétrograde n'épouvante que les enfants. Il se marre : sont-ils bêtas ! Ceux qui croient encore à la vérité et au mensonge, à la liberté et à la servitude, n'ont pas compris que toutes ces notions s'entremêlent, autrement complexes, autrement relatives ! Ils construisent quand il déconstruit.

La haine de l'Amérique est une haine de soi. Elle s'inquiète d'un semblable qui régresse dans le passé, elle s'horrifie d'un frère contrefait, elle s'angoisse de tomber nez à nez sur sa propre caricature. Miroir, ô mon horrible miroir, puissé-je ne pas me ressembler et m'abstraire, vêtu d'innocence, d'une histoire de boue et de sang, où les primitifs d'outre-Atlantique s'obstinent à patauger encore.

Mille nuances polychromes agrémentent les subtilités de l'antiaméricanisme européen, une conviction commune les soude : les Américains de ce début de siècle sont «traumatisés». Trois mille d'entre eux volatilisés en quelques minutes, et les voilà captifs d'une date qu'ils ne parviennent pas à réinsérer dans le cours ordinaire du temps, quelque part entre les chiffres des accidents de la route, les victimes de la canicule, les tremblements de terre et les famines africaines.

Pour relativiser les malheurs de Septembre, les Américains devraient emprunter à l'Europe officielle son art désinvolte et parfaitement gracieux de tordre le cou à des souvenirs autrement encombrants. Il suffit de se réunir tous sur un lieu de mémoire en un jour de mémoire, d'y célébrer la naissance d'une conscience mondiale qui promet «jamais plus» et, le traumatisme exorcisé, passer aux affaires courantes. Les Américains ne sont pas initiés aux mystères du travail de deuil et d'un devoir de mémoire qui s'évertue à suturer définitivement les blessures d'un passé dépassé.

La propension des Américains à mobiliser contre un «mal» - totalitarisme puis terrorisme - constitue aux yeux de l'anti-Américain cultivé l'indice d'un indéniable retard mental. Que diantre ! En Europe, on est autrement malin, autrement averti ! Près d'un tiers des Allemands croient que la chute des Twin Towers fut fomentée par la CIA. Ils ont élu best-seller les «révélations» de von Bülow, ancien ministre socialiste qui, à l'instar de Meyssan, best-seller en France, explique à coups d'enquêtes-fictions que les Etats-Unis se sont frappés eux-mêmes pour se rendre service.

Une théorie parente, ornée de nobles atours sociologiques, est professée par des universitaires qui n'ont pas oublié la vulgate marxiste de leurs professeurs ou de leur jeunesse. L'impérialisme, «stade suprême du capitalisme», aurait atteint son comble dans le «global» qui ne saurait manquer, cette fois est la bonne, de devenir son propre fossoyeur ! La même opinion, parée des plumes de la philosophie ou de la médecine, énonce savamment que le «système» produit ses propres virus et qu'ainsi Amerikkke se dévore elle-même, en proie à une crise immunitaire, ou morale, ou géopolitique, ou démographique mais toujours irrémissible, au gré des docteurs je-sais-tout qui se pressent à son chevet.

Peu importe le foisonnement des sophismes, des révélations sans preuves et des suppositions gratuites, puisque la conclusion tombe comme un couperet : le 11 septembre 2001 ne fut qu'un jeu de l'Amérique avec elle-même. Elle n'a pas subi l'assaut d'un mal extérieur. Elle est aux prises avec un monde qu'elle produit et reproduit. Si mal il y a, l'Amérique est ce mal.

Il n'existe pas de fumée sans feu. Tel est pris qui croyait prendre, l'arroseur est arrosé, la victime est le bourreau. Autant de scénarii convenus sur lesquels brode un anti-américanisme qu'on aurait tort de réduire à ces bricolages bavards. Derrière eux se profile une «vision», non plus seulement de l'Amérique mais de la condition humaine, dont le fond théologique apparaît rarement à découvert.

La haine est protéiforme, elle se maquille en tendresse. Insatiable, elle aime à mort :
Aux femmes, elle demande de disparaître sous un voile, de se vouer à l'informe, de s'ensevelir dans le silence, de s'enterrer vivantes. Des Juifs, elle exige qu'ils se fondent dans le paysage, qu'ils parlent pour nier qu'ils sont, qu'ils se suppriment comme autres, puis qu'ils suppriment cette suppression, qu'ils se fassent oublier sous peine qu'on les y aide de manière forte. Quant aux Américains, ils n'ont d'autre issue que de s'afficher tous anti-Américains. Témoin, la campagne électorale de 2004 : le challenger de «Bush, nazi», John Kerry, était élu d'office par tous les anti-Américains de la terre. Il avait beau déclarer son approbation de l'intervention armée en Irak, «même sachant désormais que Saddam ne possédait pas d'armes de destruction massive ? - Oui, même sans ce motif», qu'importe ? C'est tout ou rien. Puisque Bush incarne l'Amerikkke, l'anti-Bush incarne la «bonne Amérique», en attendant de passer à son tour grand épouvantail. La femme doit se suicider en tant que femme, le Juif en tant que Juif, l'Amérique en tant qu'Amérique. Que demande la haine aux objets qu'elle poursuit de son «amour» ? Elle leur demande de se donner la mort. Quitte à appuyer sur la gâchette s'ils rechignent.

Eprouverais-je de la haine pour la haine ? Pas un brin. Je l'ai découverte butée et brutale, mais surtout bête à mourir dans sa volonté originelle de s'égaler à Dieu. Elle décide de l'alpha et l'oméga de la création, elle se croit tout permis, elle coasse et sautille comme une grenouille, s'autorisant de Jupiter tonnant. Les honnêtes gens, les religieux sincères, les réalistes sans illusions ont l'intelligence de leurs limites, ils n'ont pas besoin de haïr la haine pour combattre sa folie meurtrière et sourire de son ridicule.

(Merci à Alexandre Leupin)

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